Trendspotting #02
Internet fourmille de contenus qui peuvent nous faire rire, nous effrayer, ou nous donner espoir en l’humain. Au delà des trolls et des lols, si vous savez ce que vous cherchez sur la toile, les mèmes et autres tweets peuvent être les signaux avant-coureurs de véritables changements culturels et de comportements sociaux plus profonds. Deux fois par mois, Lore Oxford, notre Global Head of Research and Insights, explore certaines de ces tendances. Pour ce deuxième rendez-vous, Lore décrypte notamment la sortie bien huilée d’un album à l’heure du digital, ainsi que les mèmes franglais.
Le dernier album de Lana Del Rey déchaîne les fans
Le 30 août, Lana Del Rey a sorti son sixième album studio, Norman Fucking Rockwell!, sur lequel les fans se sont littéralement rués, en le relayant sur leurs plateformes sociales préférées :
Listened to #NormanFuckingRockwell all day. Solid album. Lana has the best voice outside of R&B. pic.twitter.com/Blp1hIoPo8
— J. (@jaytothelo) August 28, 2019
La sortie de l’album ne fait en réalité qu’achever une histoire qui dure depuis presque un an sur la toile. La chanteuse avait en effet déjà annoncé l’album en septembre 2018 en mettant en ligne sur YouTube deux morceaux “Mariner’s Apartment Complex” et “Venice Bitch”, accompagnés de leurs vidéos, suivis en janvier dernier de ce mot : “l’espoir est dangereux pour une femme comme moi – mais j’ai de l’espoir”.
Ces chansons apparaissent toutes deux sur l’album et elle les a appelées les “chansons de fans”. En parallèle, la chanteuse a distillé tout au long de l’année des interviews dans la presse, des tweets, des publications Instagram, du contenu IGTV, constituant une sorte de carte au trésor pour ses plus grands fans. C’est une pratique assez courante chez Lana Del Rey ; des chansons au fil de l’eau, des illustrations et des extraits du processus créatif pendant une longue période avant le lancement officiel de l’album. Cela donne un rythme, en phase avec la temporalité du digital : – Les révélations progressives donnent aux fans une raison de s’engager avec l’artiste régulièrement, ce qui n’est pas sans rappeler les communications régulières et hors saison qui ont fait le succès de la marque de streetwear Supreme. – En dévoilant progressivement l’album final, les fans peuvent participer aux spéculations en cours et alimenter les rumeurs autour de l’album au sein des communautés de fans en ligne.
En résumé, en leur offrant un aperçu de sa démarche créative, Lana Del Rey s’appuie sur ce que veulent ses fans, à savoir un flux continu et authentique de contenu. Elle ne leur a même pas laissés le temps de souffler car voilà qu’elle a déjà annoncé le titre de son septième album, “White Hot Forever”, dans une interview avec The Times. Et c’est parti, un nouveau cycle recommence !
Me right now from r/lanadelrey
Le carton de l’appli Zao, ou celui du narcissisme sur Internet
L’appli chinoise Zao, qui permet de remplacer le visage de vos acteurs préférés par le votre, est devenue virale ces derniers jours, principalement grâce au tweet de l’artiste et développeur de jeux vidéo indien Allan Xia :
In case you haven’t heard, #ZAO is a Chinese app which completely blew up since Friday. Best application of ‘Deepfake’-style AI facial replacement I’ve ever seen.
— Allan Xia (@AllanXia) September 1, 2019
Here’s an example of me as DiCaprio (generated in under 8 secs from that one photo in the thumbnail) 🤯 pic.twitter.com/1RpnJJ3wgT
Au même titre que FaceApp – l’appli qui utilise une technologie similaire pour se vieillir – quand elle est devenue populaire, Zao soulève également questions et craintes en matière de règles de collecte des données et de confidentialité. Et alors que c’est déjà assez édifiant de voir des internautes autant disposés à céder leurs données personnelles en échange de lols, cela soulève une autre question : l’obsession croissante des gens à utiliser ces outils pour créer du contenu à partir de leurs propres visages.
Le “mediated embodiement” est un domaine d’intérêt croissant dans le monde universitaire anglo-saxon. Il explique comment les technologies immersives permettent aux utilisateurs de faire l’expérience de versions numériques d’eux-mêmes (que ce soit un avatar VR ou leur représentation numérique sur des plateformes sociales) et comment des liens profonds se tissent entre utilisateurs et avatars.
La montée en puissance des filtres AR sur Instagram et Snapchat, des applications comme FaceApp et désormais Zao permettent aux utilisateurs, auprès des jeunes audiences en particulier, de faire sien ces avatars numériques. Cela explique la popularité des applis à partir de selfies. Les utilisateurs se sentent aussi beaux que le produit final téléchargé dans leur feed. Dans le cas de Zao, les gens peuvent non seulement se réinventer en star de cinéma ou en popstar, mais aussi devenir l’acteur du mème lui-même.
Instagram, le showroom des mèmes de seconde main
Instagram a initialement été conçu pour faire la part belle aux photos. Et bien qu’il n’ait jamais existé une seule et même esthétique à proprement parler, le contenu proposait une certaine ambiance, définie par des filtres de signature tels que Nashville et X-Pro II. Mais la plate-forme a évolué, s’est diversifiée et son contenu compte de plus en plus de captures d’écran issu d’autres plates-formes – de Twitter à Tumblr.
Un nombre croissant de comptes sur Instagram reprend même directement les feeds d’autres plates-formes. Le message ci-dessus de @keetpotato fait partie de ces comptes Instagram composés exclusivement de captures d’écran de ses propres tweets. En effet, les utilisateurs ne sont pas engagés avec les créateurs de contenu sur Twitter comme sur Instagram : Twitter sert notamment plutôt de fil d’actualités, là où sur Instagram, les utilisateurs vont naviguer et faire des recherches. Par conséquent, les utilisateurs s’engagent plus avec un contenu (et son créateur) Instagram que Twitter.
A cet égard, des plates-formes telles que Twitter et Tumblr sont utilisées pour tester du contenu, et le meilleur des feeds des créateurs sera ensuite transposé sur Instagram. Et si les créateurs vont générer plus d’engagement sur Instagram, des espaces tels que Twitter et Tumblr sont plutôt réservés aux early adopters – là où les fans de la première heure se retrouvent. Les utilisateurs de Twitter en particulier en sont extrêmement conscients :
The Instagram users don’t know they’re laughing at second hand memes and it’s embarrassing
— SuperMaltSergeant (@MLardyy) September 1, 2019
Le feed de @ yugnat999, véritable lettre d’amour numérique aux jeunes Français
Nous connaissons bien le “franglais” ; il est courant en France d’introduire (souvent avec prétention) des mots anglais au milieu de phrases en français, tandis que les présentations professionnelles mixent souvent des phrases en anglais avec des commentaires en français. C’est un comportement qui – bien qu’il soit largement tourné en ridicule – est le fruit de la mondialisation culturelle et il sévit aussi bien sur Internet que dans la vraie vie.
Les Français ont l’habitude de consommer du contenu Internet en anglais – sans doute le plus souvent la “langue officielle” d’internet. De ce fait, les mèmes en français peuvent ressembler à de pâles copies de ceux en anglais. Mais l’expert de mèmes @yugnat999 lutte contre cette norme avec du contenu en franglais :
Les mèmes de @yugnat999 ont gagné en popularité auprès du jeune public français en comblant le fossé entre le français et l’anglais, en jouant sur la pratique du franglais, ajoutant une autre couche d’humour que seule cette audience peut comprendre.
Il choisit également les classiques débats des Millenials comme sujet de nombreux mèmes :
Ses blagues sont des private jokes qu’eux seuls comprendront et qui leur procureront en même temps le plaisir de consommer la culture Internet dans leur langue maternelle. Le contenu Internet n’a aujourd’hui pas besoin d’être dans la langue maternelle de son public pour résonner ; il faut juste que cela reste pertinent culturellement.
“Truth Hurts” de Lizzo, la success story multi-plateforme
Parmi les tubes à succès sur internet ces derniers jours, celui-ci était trop beau pour ne pas être mentionné. Le 3 septembre, Lizzo, la nouvelle fiancée des États-Unis, née à Détroit et devenue un symbole international de l’émancipation et de l’amour de soi, a posté ce tweet :
WE’RE NUMBER 1. THIS IS A W FOR ALL OF US. ANYBODY WHO EVER FELT LIKE THEY VOICE WASN’T HEARD. ANYBODY WHO FELT LIKE THEY WEREN’T GOOD ENOUGH. YOU ARE. WE ARE. CHAMPIONS. I LOVE YALL 3 MUCH. LIZZBIANS UNITE 🌈☔️ pic.twitter.com/Ur4hrtwCnt
— |L I Z Z O| (@lizzo) September 3, 2019
Il est parfaitement logique que Lizzo – et sa chanson, “Truth Hurts” – reçoivent cet honneur. Non seulement la chanson est accrocheuse, mais Lizzo est en train d’exploser (comme l’atteste ce tweet). Ce qui est plus étrange, c’est que “Truth Hurts” a été publié en 2017 et a mis plus de deux ans à devenir un hit mondial.
En réalité, ce n’est pas si étonnant. “Truth Hurts” reflète bien la manière dont les internautes consomment la culture sur le digital aujourd’hui. Le tube a en effet fait partie d’un récit mutli-plateforme, bâti pour devenir populaire, avec trois moments forts : 1- « Truth Hurts » a figuré sur le dernier album de Lizzo, “Cuz I Love You” en avril dernier, 2- Le même mois, le morceau est apparu dans le film original de Netflix “Someone Great”, conduisant un grand nombre de téléspectateurs à regarder le clip vidéo, 3- Et immédiatement après le lancement de “Someone Great”, les paroles “100% that bitch” sont devenues un mème sur TikTok, qui a vu les utilisateurs remplacer «that bitch» par le marqueur d’identité de leur choix.
Cette présence multi-plateforme ressemble à la façon dont Lil Nas X a obtenu l’un des plus grands succès de l’année avec “Old Town Road”, 19 semaines en tête des hits. L’artiste a lui aussi exploité les différents usages des médias numériques et créé une omniprésence sur Internet et hors ligne, dans n’importe quelle boutique et sur toutes les stations de radio.